Ces parcelles, destinées au forage pétrolier et gazier, s’étendent jusque dans le parc national des Virunga [dans l’est de la RDC], la plus importante réserve naturelle de gorilles au monde. Mais aussi dans des tourbières tropicales qui absorbent des quantités considérables de carbone, l’empêchant ainsi d’atteindre l’atmosphère et de concourir au réchauffement climatique.

“Si ces régions sont transformées en zones de forage, il faut s’attendre à une catastrophe climatique mondiale, face à laquelle nous serons impuissants”, met en garde Irène Wabiwa, qui supervise depuis Kinshasa les campagnes de Greenpeace pour la forêt du bassin du Congo.

Un revirement mondial

C’est un revirement complet. Huit mois seulement après la participation du président [congolais], Félix Tshisekedi, à la COP26 de Glasgow et la signature d’un accord sur dix ans pour la protection de la forêt tropicale du bassin du Congo – deuxième poumon de la planète après la forêt amazonienne –, le gouvernement donne son feu vert à de nouveaux forages pétroliers au beau milieu d’écosystèmes fragiles.

L’accord prévoyait, sur les cinq premières années, des investissements internationaux à hauteur de 500 millions de dollars [493 millions d’euros] à destination de la RDC, l’un des pays les plus pauvres du monde. Mais, depuis sa ratification, la communauté internationale a redéfini ses priorités immédiates.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait s’envoler le cours du pétrole et a conduit Américains et Britanniques à déclarer des embargos [à plus ou moins long terme] sur le pétrole et le gaz russes. [Il y a quelques semaines,] les Européens ont quant à eux adopté un plan de réduction volontaire de la consommation de gaz au sein de l’Union.

En parallèle, la Norvège, connue pour être l’un des chefs de file de la protection des forêts, augmente sa production de pétrole et envisage de réaliser de nouveaux forages en mer. Joe Biden, qui s’était engagé au début de son mandat à sortir le monde de sa dépendance aux combustibles fossiles, s’est récemment rendu en Arabie saoudite, où il a demandé une hausse de la production pétrolière.

“Deux poids, deux mesures”

La RDC a pris acte de ces événements, explique Tosi Mpanu-Mpanu, conseiller du ministre des Hydrocarbures et négociateur du pays sur les questions environnementales. La mise aux enchères de ces parcelles a pour seul objectif de financer des programmes de lutte contre la pauvreté, assure-t-il, et de générer de la croissance économique, dont le pays a désespérément besoin. “Voilà notre priorité. Notre priorité n’est pas de sauver la planète.”

Kinshasa avait annoncé la procédure [d’appel d’offres en vue de l’attribution des permis d’exploration] au mois de mai, dans une vidéo publiée sur Twitter. Chevron et TotalEnergies, les géants américain et français du secteur, étaient mentionnés dans le message accompagnant la vidéo.

Cette démarche a suscité l’indignation des défenseurs de l’environnement. [Juste avant le lancement de l’appel d’offres,] le gouvernement a par ailleurs doublé la mise, portant de 16 à 30 le nombre de blocs à attribuer ; 27 sont destinés au forage pétrolier et 3 au secteur gazier. Le groupe TotalEnergies n’aurait pas l’intention de se porter acquéreur, nous assure-t-on en interne. Malgré nos sollicitations, les représentants de Chevron et d’autres grands groupes pétroliers ont quant à eux refusé de s’exprimer sur le sujet.

De nombreux dirigeants africains dénoncent le “deux poids, deux mesures” révélé par cette situation : comment les pays occidentaux, qui ont bâti leur richesse sur l’exploitation des combustibles fossiles au prix d’émissions toxiques responsables du réchauffement climatique, peuvent-ils exiger des États africains qu’ils renoncent à leurs propres réserves de charbon, de pétrole et de gaz pour protéger le reste du monde ?

L’inévitable modèle équatorien ?

Une autre interrogation taraude les nombreux autochtones dont la survie dépend de l’abattage des arbres – pour le commerce ou la cuisine. S’ils décident de protéger ces puits de carbone, d’une valeur inestimable pour l’ensemble de la planète, qu’obtiendront-ils en échange ? Après des décennies de colonialisme et de mauvaise gestion, l’État doit désormais faire prévaloir les intérêts congolais sur ceux du monde, estiment de nombreux responsables politiques locaux.

En tentant d’ériger son pays en rempart contre le réchauffement climatique, le président Tshisekedi s’est heurté à quelques difficultés politiques. La prochaine élection présidentielle n’aura lieu [qu’à la fin de l’année prochaine], mais l’ambiance est déjà agitée.

Impossible de savoir quels sont les montants en jeu tant que les parcelles [mises aux enchères] n’auront pas été sondées grâce à l’imagerie sismique – une méthode qui pourrait elle-même faire des ravages, d’après les scientifiques.

En mai, le ministre des Hydrocarbures, Didier Budimbu, a annoncé que la RDC, qui produit actuellement près de 25 000 barils de pétrole par jour, serait en mesure d’intensifier sa production, jusqu’à 1 million de barils. Au cours actuel, cela représente 32 milliards de dollars [31,8 milliards d’euros] par an, soit plus de la moitié du PIB national.

Lorsque les Occidentaux refusent de les soutenir, les pays détenteurs de ressources naturelles devraient s’inspirer du modèle amazonien, assure Tosi Mpanu-Mpanu. En 2007, Rafael Correa, alors président de l’Équateur, avait créé un fonds que la communauté internationale pouvait alimenter pour empêcher les forages pétroliers dans le parc national Yasuní, l’une des plus grandes réserves de biodiversité au monde. L’État avait fixé un objectif d’environ 3,6 milliards de dollars [près de 3,6 milliards d’euros], mais, plusieurs années plus tard, la dotation du fonds ne dépassait pas 13 millions de dollars [12,9 millions d’euros]. Le gouvernement équatorien a donc décidé, en 2013, de donner son feu vert à la prospection – et les forages ont débuté trois ans plus tard.

“Nous ne sommes pas dans la menace”, assure Tosi Mpanu-Mpanu, réfutant l’idée que la mise aux enchères ne serait qu’une tentative pour effrayer la communauté internationale dans le but d’inciter les pays à augmenter leur aide financière à la RDC. “Nous restons humbles, mais, en tant qu’État souverain, nous sommes en droit de mener ce projet à bien.”

Déforestation et dangereuse libération de carbone

Les scientifiques estiment toutefois que l’exploitation de ces parcelles pourrait entraîner la destruction de précieuses zones de forêt tropicale et de tourbières, qui constituent l’un des derniers remparts de la planète face à l’augmentation des températures.

Le recours à l’imagerie sismique pour repérer les gisements de pétrole nécessiterait en effet le déboisement de longs sillons de forêt et le déclenchement de charges explosives. Les déchets de la production pétrolière, qui contiennent du sel et des métaux lourds, risqueraient par ailleurs de bouleverser l’équilibre de tout l’écosystème du bassin du Congo, comme c’est le cas en Amazonie. La construction des routes nécessaires à l’exploitation des blocs pétroliers et gaziers provoquerait en outre l’installation de nouveaux habitants dans de vastes portions de forêt équatoriale jusqu’alors peu peuplées, et donc une intensification de l’exploitation forestière. Enfin, les experts craignent un assèchement des tourbières, qui se traduirait, à terme, par leur décomposition et la libération dans l’atmosphère du carbone qu’elles renferment.

Cette libération rapide et massive de carbone “pourrait constituer un point de rupture pour le climat à l’échelle mondiale”, met en garde Susan Page, professeure de géographie physique à l’université de Leicester, au Royaume-Uni.

Tosi Mpanu-Mpanu certifie quant à lui que les forages pourraient être “d’une précision chirurgicale” et réalisés de façon oblique, afin d’éviter les zones de tourbières. Il soutient que chaque décision sera conforme aux objectifs environnementaux internationaux et que les arbitrages seront précédés d’une étude approfondie des répercussions sur l’écosystème et les populations locales.

Une équipe de Greenpeace est allée à la rencontre des Congolais vivant sur les parcelles concernées. Ils seraient hostiles aux forages et prêts à manifester leur désapprobation, assure Irène Wabiwa.

[Car,] si la vente des blocs pétroliers s’annonce extrêmement rentable, seule une poignée d’individus bénéficieront des retombées économiques, qui n’atténueront pas la pauvreté, poursuit-elle.

Le ministre des Hydrocarbures, Didier Budimbu, s’est entretenu ses homologues en Angola, au Nigeria et en Guinée équatoriale – trois des principaux producteurs de pétrole du continent africain –, notamment, pour “comprendre [leur] politique” et “pour que la RDC puisse emprunter la même voie”, d’après un communiqué du ministère.

La malédiction du pétrole

Mais, en s’inspirant du modèle de ses voisins, la RDC pourrait se retrouver prise au piège de ce que certains surnomment “la malédiction du pétrole” : l’exploitation des gisements ne profiterait pas aux Congolais, et l’économie resterait exsangue. Au Nigeria, par exemple, le pétrole est le pilier de l’économie nationale, mais sa production provoque également des fuites d’hydrocarbures aux conséquences dévastatrices et creuse les inégalités. En Guinée équatoriale, la majeure partie de la population vit sous le seuil de pauvreté et ne tire aucun bénéfice des vastes réserves pétrolières du pays.

Kinshasa a longuement réfléchi avant de donner son feu vert à de nouveaux forages, assurent des représentants du gouvernement, mais cette décision ne fait visiblement pas l’unanimité.

L’État pourrait chercher à préserver d’autres régions pour compenser les dommages causés par les forages dans les zones comme le parc national des Virunga, assure Tosi Mpanu-Mpanu, ajoutant qu’il reviendra aux entreprises pétrolières de décider d’entreprendre ou non des forages à l’intérieur du parc.

Il résume : “Pour 10 hectares perdus, nous pourrions en protéger 20 autres. Certes, la biodiversité ne sera pas aussi riche, mais la RDC est dans son bon droit.”

Quelles entreprises pourraient bien envisager de réaliser des forages dans une zone protégée d’habitat des gorilles, à l’heure où l’opinion publique est de plus en plus sensibilisée aux enjeux environnementaux ? “C’est comme ça, tranche Tosi Mpanu-Mpanu. Nous verrons la valeur que les gens attribuent à ces ressources.”